9.10.06

FENETRES

A l'école, ils passaient déjà le plus clair de leur temps à mater par la fenêtre, voir si le ciel était vraiment bleu par dessus le toit. Ce mois-ci, François et Marie nous font part de leurs rêveries de fenestron. Ces deux-là s'entendent comme larrons en foire pour animer cette page désormais mensuelle. D'ailleurs, un de ces jours, on leur cèdera la place, promis juré, sûr qu'ils en feront un feu d'artifice.

Vous voulez vous remémorer la proposition d'écriture à laquelle ces deux textes répondent ? Descendez en bas de cette page.

Vous voulez découvrir la prochaine proposition d'écriture du Labo, quinzième édition ? Cliquez donc ICI



Les laborantines (et leur rat blanc aux yeux rouges).
Les 7 fenêtres capitales

J’arrive essoufflée, sept étages, j’enlève mon manteau, je le suspends au clou, le patron est déjà parti. Il est 7 heures 30 du matin. Je me saisis du chiffon, du pshitt pshitt, je vais faire les fenêtres. Il y en a sept, qui ouvrent sur les quatre côtés de la maison de Dieu, mon patron donc.

Il y a la fenêtre qui donne sur la gourmandise, elle est bombée, comme si les carreaux allaient vous tomber sur les pieds. Derrière, il y a des tas de bonnes choses à manger mais interdiction d’y toucher. Celle d’à côté donne sur un hôtel, la vue plonge dans la chambre, on y voit un couple nu, un homme, une femme, allongés sur un lit. C’est l’adultère. Celle-là je la nettoie toujours très vite, sans regarder. Il y a celle qui donne sur une impasse, on y voit un groupe d’hommes ruer de coups un autre, tout seul, j’ai pitié mais je dois pas intervenir, c’est leurs affaires aux hommes, me dit Dieu. Tuer son prochain c’est quand même bien vilain et je passe vite vite mon chiffon dessus, comme pour en effacer l’image. La quatrième donne sur un type qui passe ses journées à roupiller dans un hamac, qu’il a pendu entre deux branches de merisier, j’aime bien nettoyer cette fenêtre, le type me repose. La cinquième, elle donne sur une tribune, on y voit un homme politique faire son discours en se poussant du col. C’est un orgueilleux et ça m’agace, plus qu’autre chose. La sixième, c’est une banque, avec des tas de gens qui comptent des sous, on y voit un vieux monsieur très laid qui attend devant, une heure avant l’ouverture, il s’appelle Harpagon, c’est Dieu qui me l’a dit. La septième, on y voit une femme, allongée nue sur une sorte de divan, elle mange une grappe de raisin d’un air comme si elle jouissait, bouche mi-ouverte, yeux clos. Je nettoie cette fenêtre toujours en dernier.

Elle me fascine, je ne sais pas franchement pourquoi. Elle est plus compliquée que les autres, à nettoyer je veux dire, car elle a plein de sculptures d’angelots tarabiscotées tout autour. On appelle ça des moulures, me dit Dieu, mettez vous ça dans le crâne, Auzenda, ce sont des m-o-u-l-u-r-e-s. Quand il me dit ça, Dieu, ça me fait penser à la cinquième fenêtre. Sinon, la fenêtre est bordée par un énorme rideau rouge foncé, très lourd, et très poussiéreux. Il faut le pousser de toutes ses forces pour réussir à dégager les vitres, qui sont légèrement fumées. Parfois, j’ose les ouvrir. Je prétexte que je dois les laver derrière. Je monte sur le rebord, et je regarde la femme étendue nue, sur son espèce de divan, c’est un transat, me dit Dieu, apprenez ça Auzenda, cette dame est étendue nue, sur un transat, dans son jardin, parce qu’elle veut obtenir un bronzage intégral. Je précise que la dame nue ne semble jamais me voir. Parfois, elle se caresse lentement, langoureusement alors moi, vite, vite, je redescend de l’autre côté, toute rouge, je ferme la fenêtre, puis les rideaux, et quand Dieu rentre, pour déjeuner, il jette sa sacoche sur la table et il braille, mais on ne voit rien dans cette maison ! Ouvrez donc les rideaux bon sang, Auzenda ! J’ouvre en tremblant les rideaux, et derrière, la femme est partie, elle n’est plus là. Le jardin est vide, il n’y a qu’un gros chat allongé de tout son long sur le transat.

Tiens, fait Dieu, le chat du voisin, le gars au transat… Qu’est-ce qu’il fiche là celui-là ? Je ne réponds pas, j’ai ramassé mes affaires, enfilé mon manteau, et je me tiens toute droite, devant Dieu. J’attends ma paye. Dieu me dit parfois en gloussant d’aller la demander à la sixième fenêtre, ahah, puis il me donne un billet de 50 euros. Je dis merci, une petite révérence et je m’enfuis. Par la fenêtre numéro huit, qui ouvre sur le paradis et qu’on ne nettoie jamais, elle. Parce qu’elle n’existe pas, selon Dieu, c’est un trompe-l’œil, peint sur la porte du couloir.



Avarice
Colère
Envie
Gourmandise
Luxure
Orgueil
Paresse

Marie Chotek
Visitez le site de Marie



_____________________________________________________________





Fenêtre sur rue avec ciel en contrebas
 

Vue d'en haut, par ma fenêtre, la rue semble plus triste qu'elle n'est en réalité. Bien qu'elle ne soit pas particulièrement gaie lorsqu'on la parcourt en marchant sur les trottoirs. Les façades des maisons sont toutes identiques. En briques rouges délavées par les intempéries, elles provoquent une sensation d'ennui et de tristesse, comme si rien de particulier - ou d'inattendu - pouvait se produire tout au long de cette artère étroite et sombre, même à midi et en plein soleil. Soleil qui se fait de plus en plus rare, à cause de la pollution constante qui recouvre le paysage d'un brouillard sale et gris. Comme si de minuscules cendres tombaient sans cesse des nuages sur les maisons, les gens, les animaux qui peuplent sans bruit la rue. C'est, en effet, cette absence de bruit qui étonne, dans un premier temps, puis qui finit à la longue par inquiéter. Les gens ne se parlent guère. Ils n'échangent que des banalités succinctes sur le temps. Car quasiment plus personne ne s'aventure hors de chez soi. Aucune voiture ne circule, de jour comme de nuit, à cause de la pénurie d'essence. Et le ciel est un bloc si compact qu'il dresse une sorte de mur infranchissable tout au bas de la pente. Seuls les chiens et les chats errants, faméliques, s'obstinent à chercher de la nourriture avariée. La peur les fait s'aplatir contre le sol, comme s'ils voulaient rentrer sous terre pour se protéger d'un danger qui pourrait surgir à l'improviste. J'observe ce spectacle de derrière ma fenêtre située au 3ème étage d'une maison vétuste et insalubre. Parfois, certains matins, j'éprouve l'envie d'ouvrir la fenêtre et de me jeter dans le vide. En sachant que je ne le ferai jamais. Pas par lâcheté ou veulerie. Je ne crois pas, non. Il y a longtemps que j'ai dépassé tout état de volonté ou de renoncement. Je passe des heures à ne rien faire, à ne rien penser, dans le silence le plus total. Assis ou debout, qu'importe! Il m'arrive de poser mon front contre la vitre, à la recherche d'un peu de fraîcheur. Les yeux mi-clos, la bouche légèrement entrouverte, je laisse couler un filet de salive de mes lèvres, sans esquisser le moindre geste pour l'essuyer d'un revers de la main. Les maisons mitoyennes restent désespérément immobiles. Au début - mais quand était-ce donc? - il m'arrivait de penser qu'un jour elles pourraient se séparer les unes des autres, et se transformer en des bâtisses toutes dissemblables avec jardins attenants. Folle pensée, bien sûr! Cela ne s'est jamais produit. Ce qui me rassure, en un sens. Le monde étroit dans lequel je vis se resserre chaque jour sur lui-même. Il n'est en fin de compte qu'une image fixe, comme une vieille photo jaunie par le temps ou les larmes. Je sais, à présent, que je fais partie de cette photo. De petit format, en noir et blanc qui vire au sépia, elle est posée sur une petite table près de mon lit, dans un cadre en bois adossé au réveil. Il m'arrive souvent de la regarder avant de m'endormir. La photo a été prise de la rue, un matin d'hiver. On voit de la neige qui s'amasse sur les trottoirs et qui commence à fondre. Dans le coin gauche, j'aperçois mon visage qui s'inscrit dans l'encadrement de la fenêtre, là-haut, au 3ème étage. Mon regard apeuré scrute la rue. Je regarde fixement la personne qui prend la photo. Moi, en l'occurence. Le photographe, ça ne peut être que moi! Qui d'autre? Je sais, l'hypothèse est absurde. Je n'ai pas le don d'ubiquité, que je sache! Du moins, pour l'instant. Mais penser que je me trouve sur une photo que j'ai prise moi-même, cela enchante mon esprit, comme si je faisais un pied de nez à la mort en lui brûlant les ailes. Car je ne sais plus trop où je me situe dans cette histoire. Quelque part entre l'objectif de l'appareil et la fenêtre du 3ème étage, dans un espace-temps indéfini qui n'existe pas réellement - et pas davantage dans mes songes les plus fous - même s'il vibre encore sur l'oeil d'une lumière de plus en plus sale et grise. Peu importe! Soudain, il me semble qu'une ombre vient de traverser la rue. Peut-être est-ce l'ombre furtive de ma main qui se protège d'un bref rayon de soleil et qui se prolonge jusqu'en bas sur les façades des maisons? Ou peut-être est-ce l'ombre mentale de quelqu'un qui fut autrefois l'hôte de mes miroirs? Tout cela n'a pas de sens! me dis-je, alors que la nuit tombe et qu'un rire d'enfant résonne dans l'escalier.



François Teyssandier

12.9.06

14e semaine

FENÊTRES


Fenêtres sur cour
"Il y a toujours, dans les villes, des vieux immeubles construits autour d'une cour intérieure où le soleil, même à son apogée, peine à descendre. Percées d'une multitude de fenêtres, les façades de ces constructions constituent comme les parois d'un grand puits d'ombre humide et viciée. Parfois, un laurier ou un arbre, épuisé par le manque de lumière et la solitude, s'élève tristement dans un coin. (...). La musique d'un poste transistor résonne. Une odeur de friture s'échappe d'une cuisine. Une voix d'homme retentit, puis s'apaise. Du linge sèche au-dessus du vide (...).

Baie vitrée d'une cafétéria

"... zones commerciales, voies lactées, ô soeurs lumineuses, aplaties derrière vos talus bordés de poteaux en ciment supportant des grillages où s'entortillent des touffes d'herbe jaune et contre lesquels le vent plaque poches en plastique, pages de journaux, prospectus abandonnés. Zones traversées par des lignes à haute tension, reléguées aux abords des villes, là où les rocades s'abandonnent aux ponts routiers ralliant les quatre voies qui filent, entre les stations-service, les hôtels et les restaurants, retrouver au loin les même désastreux décors (...).

Raymond Bozier
Fenêtres sur le monde, Fayard, 2004


Dans l'embrasure du Labo
Première partie : Fermez les yeux et souvenez-vous. Sept fenêtres sur votre mémoire ou votre présent. Sept fenêtres par lesquelles apercevoir l'inédit de ce que le quotidien réserve. Sept fenêtres extraordinaires ou au contraire extraordinairement banales, anonymes ou personnelles, anciennes ou actuelles, proches ou éloignées, ouvertes ou fermées... Sept, pas une de plus : faites-en la liste pour vous-mêmes.

Seconde partie : n'en gardez qu'une. Et racontez-la. Offrez nous l'inventaire de ce sur quoi elle ouvre ou ce dont elle sépare. Le cadre qu'elle délimite. La surface qu'elle indique, le découpage qu'elle propose, l'univers qu'elle compose... Bref, ouvrez vos mots sur elle. Et envoyez votre texte à l'adresse habituelle : atelierenligne@yahoo.com. Les textes seront publiés lundi 9 octobre à 23h30 précises. Une nouvelle proposition d'écriture vous attendra.

Les Laborantines

PS : Eh oui, le Labo en ligne adopte désormais un rythme mensuel. Vous n'en pouviez plus de tirer la langue chaque semaine sur votre copie. On a pensé à vous !